En quatre livres, de «L'alchimiste» au «Manuel du guerrier de la lumière», Paulo Coelho s'est taillé la réputation d'une sorte de sage des temps modernes. Un gourou? Un maître? Un devin? Un prophète? Un guide spirituel? Et pourquoi un tel succès? «Construire» tente d'y voir plus clair

Paulo Coelho: «Quel goût a votre café?»

Chacun de ses ouvrages est un hit. Après L'alchimiste se sont succédé Sur le bord de la rivière Piedra, Le pèlerin de Compostelle, Le manuel du guerrier de la lumière…

Comment expliquer l'engouement du public pour cet auteur? C'est ce que nous avons tenté de comprendre avec lui, au cours d'un entretien quasi familier: «Paulo! Appelez-moi Paulo», nous interrompt-il d'emblée, alors que nous l'abordons d'un déférent «M. Coelho». Le teint bruni, un sourire amusé aux lèvres, il nous scrute de ses yeux, tandis que nous commandons des cafés.

- Paulo, si vous étiez médecin, quel diagnostic porteriez-vous sur le sort de l'humanité?

- Mon diagnostic serait: voilà un corps qui se porte de mieux en mieux, qui devient de plus en plus sain. Il est traversé par une énergie secrète, qui coule en lui, et que j'appelle enthousiasme, ou conscience responsable de soi. Voilà qui me donne bon espoir que ce corps va guérir de tous les maux qui l'affligent…

- Quel traitement prescrire?

- Aucun: on n'administre pas un traitement à la société en général. C'est à chacun de ses membres de se prendre en main, à chaque individu de sortir de soi, et de ne plus déléguer à d'autres la responsabilité de sa propre existence…

- Vous faites preuve d'un bel optimisme. Pourtant, cette année 1999, pas de jours sans qu'on ne nous prédise catastrophes ou apocalypses…

- Foutaises!

- Dans l'un de vos livres, vous décrivez pourtant une vision que vous avez eue: il y est question de «luttes, temps difficiles, catastrophes» qui se termineront avec «la victoire de l'agneau, quand le dieu endormi sort de son sommeil et manifeste sa puissance»…

- C'est une vision, très personnelle, que j'ai eue en 1986. Oui, je crois que nous sommes sur la voie d'un «happy end». Mais après beaucoup de moments difficiles en chemin. Ça n'a donc rien à voir avec des prophéties apocalyptiques! Et tout à voir avec les changements intérieurs que nous devons faire sur nous-mêmes, qui ne sont pas faciles…

- Voulez-vous vraiment dire que cet «éveil du dieu endormi» a commencé?

- Absolument.

- L'actuel succès des sectes et des prophètes de tous poils fait partie de cet éveil?

- Ce sont là des phénomènes très dangereux, qui participent peut-être en effet de ce processus, puisque nous nous aventurons en territoires inconnus et incertains. Mais il faut savoir choisir entre un éventuel maître ou un guide suprême. Apprendre d'un autre ne veut pas dire lui déléguer sa responsabilité propre. L'essentiel est surtout de laisser se manifester en soi la présence de Dieu.

- Comment vous voyez-vous vous-même? Comme écrivain, maître, prophète?

- (rires) Je suis écrivain. Je ne me permettrais jamais de jouer le rôle de maître - je n'en aurais d'ailleurs pas la patience. Un prophète? En aucun cas! Non, je suis un pèlerin. A la façon de ces poètes des temps anciens qui étaient toujours en chemin, pour apprendre à connaître les différentes cultures. Pourquoi donc m'associez-vous à cette image d'un prophète?

- Parce que vos livres sont pleins de cette idée de prophéties, que vous auriez vous-même reçues.

- Oui, mais ce dont je parle dans mes livres n'est pas propre aux prophètes, je crois que c'est à la portée de tout le monde.

- A la portée de tous?

- J'en suis convaincu. Une chose que j'ai apprise lors de mon pèlerinage vers Compostelle, c'est que la sagesse n'est pas une chose réservée à des élus ou des êtres exceptionnels, mais qu'elle est là pour tout un chacun. Chacun de nous a en lui ce potentiel. D'ailleurs, qui prétend que les prophètes voient dans le futur? Non, lisez la Bible!

Les prophètes se bornent à tirer certaines conséquences prévisibles à partir de l'état présent des choses. Ils disent: si vous agissez comme ceci, il se produira cela. Du moment que la situation présente est comprise, chacun de nous peut en tirer les incidences sur l'avenir et, en ce sens, devenir prophète.

- Votre plus grand succès, «L'alchimiste», vous a valu d'innombrables lecteurs qui se demandent tout de même comment transposer dans la réalité de leur vie quotidienne cette sagesse dont parle votre livre…

- La première chose, c'est que ça ne s'apprend pas dans les livres. Ensuite, combien de fois ne rencontrons-nous pas des gens exemplaires dont nous aimerions nous inspirer, que nous aimerions suivre, mais que nous ne suivons pas, parce que nous sommes tout simplement incapables de nous changer?

»Donc, la seule chose que je puisse partager au travers d'un livre, c'est un langage symbolique, qui permet la communication d'une âme à une autre. Mais je ne puis rien enseigner. Je vous l'ai dit: il est laissé à chacun de devenir responsable devant lui-même.

»Tout au plus puis-je, avec mes livres, transmettre à mes lecteurs le sentiment de n'être pas seul dans leur quête, pas seul en chemin. Ça les rend peut-être plus forts: du moment où je perçois que je ne suis plus seul, je me sens aussitôt plus fort. C'est cela qu'apportent mes livres.

- Alors que «L'alchimiste» était une fiction», «Le pèlerin de Compostelle» semble une invitation concrète sur la façon de faire, une méthode…

- Surtout pas! Je ne fais que dépeindre ma propre expérience de pèlerin, avec des exercices concrets, que je me devais d'apprendre. Mais ce qui est bon pour moi n'est pas forcément bon pour un autre. Comprenons-nous: si quelqu'un décide d'entreprendre un tel pèlerinage, parfait! Mais si quelqu'un décide de faire mon pèlerinage, c'est absurde, c'est perdre son temps. Les gens qui prendraient mon livre pour un guide se méprendraient totalement.

- Dans l'avant-propos, vous écrivez que l'extraordinaire se trouve sur la route des hommes ordinaires, dans la vie de tous les jours?

- Oui, il y a un secret de chaque instant. En ce moment, nous sommes tous les quatre réunis ici, vous, votre photographe, mon agente et moi. Nous mangeons ensemble. On aperçoit la ville, un rayon de soleil perce… On est assis ensemble, et c'est un moment magique, sacré, non?

»Vous, vous venez de Suisse, mon agente d'Italie, moi du Brésil, nous faisons cette interview. Bien sûr, je réponds à vos questions, je pose pour votre photographe, mais d'un autre côté, je parle aussi de choses auxquelles je crois. Vous, vous me dites ce que vous pensez, et tous ensemble nous partageons la magie de ce moment.

»A mon avis, voici environ dix mille ans, on a commis l'erreur de commencer à établir une différence entre le sacré et le profane. On a dressé un mur entre le temple et la rue. A notre époque, nous nous trouvons en un temps où ce mur part en pièces: les deux côtés n'en font plus qu'un.

- Le bouddhisme ne parle-t-il pas justement d'une telle attention au moment?

- Tout à fait. L'attention est capitale pour saisir le secret de chaque instant.

- Vous écrivez beaucoup à propos des rêves. Vous les jugez aussi importants pour l'âme que la nourriture pour le corps?… Comment entrer davantage en contact avec eux?

- Chacun d'entre nous a son propre rêve personnel. Un rêve voilé, embrouillé par des couches de peurs, de préjugés… Il faut commencer par faire un trou dans ce voile. L'on n'y parvient que lorsqu'on redécouvre l'enfant en soi et qu'on lui fait confiance. Il peut arriver qu'on se trompe, on se remettra finalement en marche: tous les chemins mènent véritablement à Rome.

- «La puissance que tu crois détenir est sans valeur si tu ne la partages pas avec d'autres.» Comment mettez-vous cela en pratique? Avec vos livres?

- Oui. Chacun de nous devrait partager ses forces et ses capacités avec les autres. Prenez le don de soigner. Quelqu'un qui saurait soigner et qui n'utiliserait pas cette faculté, pourquoi donc la détient-il? C'est l'un des plus beaux dons que l'homme puisse posséder. Chacun a un don. Il est là pour qu'on le partage. Qui n'a pas découvert en soi son propre don et ne l'a pas approfondi ne se développe pas.

»Prenez par exemple cette tasse de café. Tout au long du chemin qu'il aura fallu pour que je puisse la porter à mes lèvres, se trouvent quantité de personnes, qui tous jouissent d'une faculté particulière, qu'ils n'ont en commun avec nul autre. Il y a les gens qui se sont occupés des plants, qui ont entretenu, arrosé, récolté.

Ceux qui ont vendu, servi… Il y a là un fil rouge empreint soit d'amour soit, au contraire, d'amertume. Mais, pour moi, il est manifeste que si toutes ces tâches ont été accomplies avec joie plutôt qu'avec amertume et tristesse, cela se sentira au bout du compte… quand je boirai mon café.

Propos recueillis par Eric Langner